[ACCUEIL][ARTICLES][LIENS][LIVRE D'OR][FORUM][E-MAIL]

Tiré de "Science et Vie", juin 1983, N 789

DES MÉDICAMENTS CONTRE LES CHAGRINS D'AMOUR

Les uns s'attachent, les autres sont toujours en chasse... Pour guérir la dépression qui suit la rupture, un psychiatre propose d'utiliser les récentes decouvertes sur la chimie du cerveau.

"Plaisir d'amour ne dure qu'un moment, chagrin d'amour dure toute la vi-i-e-e..." Cette rengaine chère à nos grandes-mères est passée de mode. Notre société ne valorise plus la tristesse et la frustation sentimentale. Elle veut les combattre, comme de vulgaires maladies. La Chimie de l'amour, tel est le titre d'un ouvrage qui paraît aux Etats-Unis, sous la signature de docteur Liebowitz, un psychiatre enthousiasmé par les récentes découvertes de la neurochimie, et qui assure obtenir lui-même des résultats spectaculaires en traitant les chagrins d'amour inconsolables... par des médicaments.

Il ne s'agit pas des "pilules de bonheur", ces tranquillisants dont l'abus entraîne tant de ravages des deux côtés de l'Atlantique, et ne fait qu'anesthésier provisoirement l'angoisse sans toucher à ces causes. Ce qui conduit parfois à des dépression irrémédiables. La démarche du docteur Liebowitz part de ce qui se passe dans notre cerveau lorsque nous sommes heureux, ou malheureux en amour.

Il y a plusieurs façons de tomber amoureux: le coup de foudre, l'amitié qui se transforme, l'habitude dont on découvre un beau jour que c'est de l'amour, etc. Il y a plusieurs façons d'être fidèle, jaloux, possesif, de réagir à une rupture. Ces traits sont inscrits dans notre personalité. Certains tombent amoureux à répétition, ils ne peuvent garder longtemps leur union: ils cassent, ou on les abandonne. D'autres sont des "conjugaux": ils ont pu, dans leur vie, aimer deux ou trois fois, mais chaque fois avec une fidélité totale. Certains gardent leur autonomie, en respectant celle d'être aimé; d'autres ne peuvent vivre sans lui un seul jour. La séparation, mauvais moment pour certains, devient pour d'autres une atteinte durable, entraînant des arrêts de travail, quelquefois des hospitalisation répétées.

Toute notre vie sentimentale est en rapport avec l'activité du cerveau. Les différences entre les manières d'être - et d'aimer - doivent donc correspondre (au moins en partie) à des traits biologique individuels. Les substances qui agissent sur le psychisme, qu'il s'agisse de médicaments ou simplement de café, de tabac ou d'alcool, ou encore de "drogues" comme la cocaïne ou l'heroïne, ne créent pas de toutes pièces les réactions affectives. Elles ne font que les augmenter, les diminuer, ou les perturber. Les émotions agissent de la même manière, en poussant notre cerveau à élaborer des substances qui augmentent ou freinent les circuits nerveux responsables de l'affectivité, c'est-à-dire du plaisir ou de la souffrance.

Ainsi les endorphines réduisent l'activité des systèmes de neurones intéressés par la douleur (voir Science & Vie n 723). La phényléthylamine (PEA) agit comme les produits du type amphétamines, qui stimulent l'activité des neurones intéressés dans les états d'excitation. Les bétacarbonilines augmentent l'état d'alerte (parfois jusqu'à l'anxiété) en freinant les neurones inhibiteurs (voir Science & Vie n 787, avril 83, p. 26: "On a trouvé la molécule de l'anxiété."). Et les vicissitudes de la vie affective sont sous la dépendence de ces "drogues" endogènes, dont les effets sont comparables à ceux des drogues exogènes (ingérées ou injectées). Plaisir et chagrin d'amour résultent de l'activation de ces systèmes neurochimiques par les émotions ressenties.

Les émotions sont nécessaires à tout organisme animal et à l'être humain en particulier. Elles stimulent l'activité biologique face à une circonstance extérieure qui réclame une réponse efficace. Le système cardiatique et la respiration s'accélèrent, les réserves biochimiques se déversent dans le sang pour apporter aux muscles et aux organes un surplus d'énergie. L'émotion répond à la rencontre d'un objet ou d'une situation qui met en jeu la survie de l'individu ou de l'espèce. Telle est la raison d'être de la peur, de la faim, de la colère ou... de l'amour. Chez l'être humain, le facteur déclenchant l'émotion est souvent remplacé par son symbole: une image, un nom, une phrase. Notre cerveau est "câblé" pour se mettre en état d'émotion dès la réception du signal, direct ou symbolique.

Les centres qui, dans le cerveau, organisent cet état d'émotion sont le lobe limbique et l'hypothalamus. Ces régions corticales, situées chez l'homme sur la face interne de chaque hémisphère, sont parfois appelées "cerveau ancien", car on les trouve, à quelques variations près, chez tous les vertébrés, ce qui atteste leur importance pour la survie. Dès la naissance, elles répondent à des stimulation précises: celles qui signifient "bien-être" (pour le nourrisson, c'est la satifaction des besoins primitifs de sécurité - satiété - chaleur) ou celles qui signifient "angoisse" ou "souffrance" (non-satifaction de ces besoins).

Au fur et à mesure de la maturation individuelle, les apprentissages se multiplient, laissant des traces dans la mémoire. Si les situation mémoirisées ont été associées à bien-être ou à souffrance, elles se marquent au niveau du lobe limbique. Si bien que chaque adulte possède tout un stock de "mémoires" émotionelles superposées aux "mémoires" innées (celle de l'espèce) et variant pour chacun selon son expérience propre de vie. Toute perception nouvelle est comparée par le cortex à ces "mémoires" innées ou apprises. S'il y a une coïncidence suffisante, l'émotion se déclenche. Elle entraîne alors, selon le câblage préétabli de la "mémoire", l'activation, soit du plaisir, soit de la souffrance. Et la nouvelle perception se fixe à son tour dans la mémoire, l'enrichissant d'autant.

Constantion fondamentale: plus une personne possède de "mémoires" heureuses, plus elle a de chances, devant toute nouvelle stimulation, de la vivre sous forme d'une émotion heureuse. Et inversement. Ceci commence dès le début de la vie: un bébé heureux a plus de chances qu'un bébé malheureux de devenir un enfant heureux et ainsi de suite, quoi que l'avenir réserve à l'un et à l'autre. Ce qui jouera un rôle dans les différences individuelle face à l'amour.

La zone des "mémoires" du lobe limbique, qui va déclencher l'activation émotionelle lorsqu'une perception y trouve sa correspondance, se situe au niveau de la 5 circonvolution temporale, entre le cortex et la formation tout à fait archaïque de l'hippocampe. On l'avait identifié expérimentalement chez l'animal: confirmation a été donnée par les désordres émotionels observés chez l'homme lors de lésion dans ces régions. La "clé" qui déclenche, selon le cas, soit le plaisir, soit la souffrance ou l'angoisse, semble se situer aux deux extrémités du fer à cheval constitué par le lobe limbique: le septum et l'amygdale. Le plaisir ou la souffrance mettent alors en jeu de véritables organisation nerveuses à l'intérieur du cerveau. Celle du plaisir est mieux connue que celle de la souffrance.

La notion d'un "système du plaisir" (appelé encore "système de récompense") dans le cerveau a été avancée par J. Olds dès 1954 lorsqu'il découvrit - accidentellement - l'"autostimulation". Il avait enfoncé, dans des cerveau de rats, des électrodes reliées à de petits leviers sur lesquels les animaux pouvaient appuyer pour s'envoyer une décharge électrique intracérébrale (il voulait apprendre aux rats à appuyer en réponse à certains signaux). Or les électrodes étaient juste à côté de la zone qu'il croyait avoir atteinte, et les rats se mirent à appuyer frénétiquement, à répétition, en dehors de tout signal! Ils prenaient des attitudes de "rats heureux", et préféraient appuyer sur leur levier plutôt que manger leur nourriture préférée, ou copuler avec les partenaires les plus affriolants. Olds a décrit la zone dont l'excitation provoquait un tel comportment.

De nombreux travaux ont prouvé que ces réactions de plaisir sont dues à l'activation d'un réseau de fibres et cellules qui va du lobe frontal au tronc cérébral en passant par l'hypothalamus. Une zone qui semble jouer un rôle particulier dans le déclenchement de ce système se situe au niveau de septum, formation très archaïque située en avant du lobe limbique. Chez l'être humain, on a implanté des électrodes dans la région correspondante (chez les malades gravement inhibés), et on a observé le même comportement d'autostimulation: les sujets disaient éprouver un plaisir, ou un bonheur indicible en se stimulant...

Cette découverte a servi à diverses expérimentations, par exemple pour étudier l'apprentissage. On sait que les animaux sont motivés par l'espoir d'une récompense. Dans certains cas, au lieu de la classique friandise, on les équipe d'électrodes dans le septum, et, quand ils ont réussi leur perfomance, ils peuvent appuyer sur le levier du plaisir (d'où le nom de "système de récompense"). Par ailleurs, on a observé que les neurones qui stimulent normalement ce système de fibres déchargent des neurotransmetteurs de la famille des catécholamines (noradrénaline ou NA, et dopamine ou DA). Donc, toutes les drogues qui agissent sur la libération des catécholamines doivent, par là même, influer sur le déclenchement du système de récompense.

Effectivement, quand on admistre à un animal des amphétamines, on constate qu'il apparaît davantage de NA aux synapses (les jonction entre neurones) lorsque celles-ci sont excitées. Et lorsqu'un rat a reçu des amphétamines, il suffit d'un courant plus faible entre les électrodes pour qu'il se sente récompensé. Autrement dit, les amphétamines abaissent le seuil de déclenchement du système de plaisir: une stimulation que dans leur état ordinaire les animaux ressentiraient comme neutre devient source de plaisir quand ils ont pris des amphétamines.

L'hypothèse de Liebowitz est donc que l'émotion agréable (l'activation du système limbique par une perception coïncidant, du moins en partie, avec un souvenir plaisant) entraîne la libération dans le cerveau de phényléthylamine (PEA). Cette PEA déchargée au niveau du septum y joue un rôle de type amphétaminique: les neurones du septum reçoivent, de manière sinon continue, du moins très fréquente, des stimulations venues de diverses parties du cerveau. Ces stimulations se font sous forme de décharges de NA au niveau des synapses entre terminaisons nerveuses venues du cortex ou d'ailleurs (présynaptiques) et neurones du septum (postsynaptiques). Normalement la NA est réculérée par les terminaisons présynaptiques presque aussitôt après avoir été libérée; son action sur les membranes postsynaptiques est brève et contrôlée. La PEA, tout comme les amphétamines, bloquerait en partie cette recapitation, et d'autres part augmenterait la quantité de NA déchargée à chaque arrivée d'influx; si bien que les cellules postsynaptiques du septum, clé du système de plaisir, seraient soumises à des excitations bien plus intenses.

Dans l'état actuel de nos connaissances, cette hypothèse n'est pas absolument vérifiée. Liebowitz toutefois ne manque pas d'arguments convaincants:

  • Quand on est en proie à une émotion heureuse, en particulier quand on tombe amoureux, on est, psychologiquement et physiquement, dans un état comparable à celui que procurent les amphétamines: hyperactivité, diminution de l'appétit et du besoin de sommeil, sans pour autant en ressentir de fatigue.
  • La présance de PEA a été effectivement mise en évidence dans le cerveau de divers animaux et de l'homme.
  • L'action de la PEA a été observée en laboratoire, sur des cellules nerveuses en culture, ou in vivo, dans des cerveaux d'animaux: elle augmente la quantité de NA (en vidant les vésicules présynaptiques) et la durée de sa présence (en empêchant sa recaptation) au niveau de la synapse.
  • L'activation du système limbique, et notamment du septum, a été mise en évidence chez des étudiants (volontaires pour cette expérience) soit lorsqu'on leur a administré des amphétamines, soit quand on a procuré une émotion agréable. On a même constaté que sous amphétamine, l'émotion agréable est bien plus intense (les "cobayes" étaient de jeunes hommes, et la stimulation agréable se présentait sous la forme d'une charmante jeune femme...).

Liebowitz rappele les conceptions actuelles sur le développement de l'humanité, et la nécessité, pour nos lointains ancêtres, d'une profonde motivation pour satisfaire aux exigences de la reproduction, dans un environnement où ils n'ignoraient pas que leur survie était continuellement menacée. Le cerveau devait être "câblé" pour faire de l'émotion amoureuse un des plus puissants activateurs de plaisir, afin qu'ils fassent passer avant tout l'attirance amoureuse. Dans l'espèce humaine, l'amour n'est pas seulement une pulsion vers le coït, pulsion qui serait facilement contrecarrée par le souci raisonné de la survie individuelle (risquer sa vie en cherchant ou en allant retrouver un(e) partenaire). Le psychisme complique tout. Il faut à l'être humain une attirance plus ou moins durable, qui puisse engendrer un lien en tous cas prévu biologiquement pour durer pendant la période d'élevage des petits. Le "modèle" préhistorique peut envisager plusieurs petits, car le lien constitué pour le premier enfant dure assez pour que plusieurs autres soient mis en route...

L'observation du comportement amoureux montre une différence fondamentale entre ces deux états émotionelle également agréable: celui de la période d'attirance, et celui de la période d'attachement. Le premier, caractérisé par la puissance de l'énergie déployée, correspond à une phase d'exploration, de désinhibition, de richesse de la vie fantasmatique, d'activité d'anticipation sur le bonheur futur. C'est la période "lune de miel", où l'on fait ensemble toutes sortes de "folies", où l'on a toutes les audaces. On ne se connaît pas, et chacun pare l'autre de toutes les qualités... Tout cela correspond à une activité répétitive du système de plaisir, sous l'action accrue des catécholamines.

Que les circuits cérébraux soient organisés de manière innée pour commander un tel comportement est parfaitement en accord avec ce que veut la survie de l'espèce. Il faut que toutes les chances soient réunies pour la constitution d'un lien futur: les fantasmes qui se surimposent à la réalité de l'être aimé permettent de ne pas voir ses défauts (qui pourraient empêcher le lien); la projection vers l'avenir favorise les initiatives qui faciliteront l'élevage des petits; la désinhibition et l'exploration poussent à la recherche d'un cadre de vie pour la future famille... Le fonctionnement accru des catécholamines apporte l'énergie psychique et biologique nécessaire à toutes ces activitées.

La pathologie mentale apporte un argument de poids à l'appui des hypothèses de Liebowitz, par les changement biochimiques qu'on observe chez les malades atteints de manie. Ce terme, en psychiatrie, n'a pas le même sens que dans le langage courant. Il désigne une affection caractérisée par une excitation euphorique avec idées délirantes et grande variabilité d'humeur. On constate, chez les maniaques (ou les hypomaniaques, chez qui la maladie prend surtout la forme d'une instabilité caractérielle), une perturbation grave du fonctionnement des catécholamines (augmentation marquée de leur excrétion dans les urines, soit sous leur forme normale, soit sous une forme dégradée, ce qui prouve que le cerveau en est inondé). Or, en phase maniaque, on observe la facilité avec laquelle le sujet tombe amoureux à répétition, et entraîne son ou sa partenaire dans toutes sortes d'extravagances.

La seconde phase de l'amour, la période d'attachement, se manifeste par un comportement tout à fait différent. Parce qu'on se sent attaché à une personne, on ne recherche plus de nouveauté, même en sa compagnie: on se satisfait de bonheur d'être ensemble. On vit dans l'attente de ce bonheur qui, de plus en plus, devient un besoin.

Ce tableau de l'attachement amoureux constitue un véritable "modèle" de la dépendance aux drogues opiacées. Le besoin du plaisir se renforce lui-même. Chaque moment passé avec l'être aimé en accroît la nécessité. Chaque séparation entraîne un réel malaise, poussé parfois jusqu'à l'angoisse (laquelle peut prendre la forme de jalousie obsessionelle, de dépression, avec recours à l'alcool, etc.). Les retrouvailles, après un éloignement, offrent un plaisir encore plus vif qu'auparavant, qui évoque le "rebondissement" bien connu dans l'intoxication opiacée: lorsque les récepteurs synaptiques asservis aux opiacés en sont privés, un nouvel apport de drogue après ce petit sevrage provoque une réaction morphinique plus forte que de coutume.

Les psychologues comparent cet attachement au lien qui unit le petit enfant à sa mère, assez semblable à celui qu'on observe dans d'autres espèces que la nôtre pour qu'on puisse tirer, d'expériences faites sur l'animal, des conclusions valables pour l'être humain. En donnant des opiacés à de jeunes animaux, on diminue, jusqu'à le supprimer, l'effet néfaste de la séparation (refus de la nourriture, immobilité allant jusqu'à la prostation, retard de maturation etc.). Le petit singe séparé de sa mère, et qui commence à faire cette dramatique maladie de la séparation, retrouve goût à la vie lorsqu'on le place en compagnie d'animaux de son âge. Toutefois, si on lui injecte de la naloxone, produit qui bloque les récepteurs opiacés (voir Science & Vie n 774), la présence de ses petits frères ou cousins ne lui est plus d'aucune utilité. Il retombe dans le marasme. Le lien d'attachement du petit est donc intimement mêlé au système naturel des endorphines, dont l'effet est semblable à celui des opiacés. Ce qui est en accord avec ce qu'on sait du système de plaisir. Lorsqu'on injecte des opiacés dans le cerveau des rats équipés pour l'autostimulation, ils multiplient leurs décharges. Si par contre on leur injecte de la naloxone, le nombre des appuis sur le levier est considérablement diminué; parfois même, après deux ou trois essais, l'animal abandonne son levier. Le système de plaisir fonctionne donc en faisant décharger dans le cerveau des endorphines.

La similitude entre le comportement de l'être humain en situation d'attachement et celui de l'individu soumis au besoin d'opiacés, le parallélisme entre le lien d'attachement du petit - en rapport direct donc avec la décharge d'endorphines - et l'attachement amoureux, permettent à Liebowitz de poser l'hypothèse que la phase d'attachement amoureux est sous la dépendance des endorphines.

Le schéma biologique de l'amour se préciserait ainsi:

  • période d'attirance = augmentation marquée du fonctionnement des catécholamines (par l'intermédiaire de la PEA);
  • activation répétitive du système de plaisir;
  • décharges d'endorphines;
  • recherche répétitive de la stimulation exclusive qui fait décharger les endorphines (présence de l'être aimé).

Mais comme pour toute dépendance opiacée, la décharge répétée d'endorphines au gré de stimulation semblable est vouée au mécanisme de "tolérance". Lorsque la membrane postsynaptique porteuse des récepteurs aux opiacés est stimulée à répétition pendant une certaine durée, elle subit une transformation biologique dont le résultat est qu'elle réagit de moins en moins à des doses identiques. Lorsqu'il s'agit de drogues exogènes, le sujet augmente ses doses pour compenser la baisse de plaisir. Lorsqu'il s'agit d'endorphines, à part quelques moments privilégiés de "crises d'amour" correspondant à une décharge paroxystique de courte durée et exceptionnelle, il semble que l'organisme ne puisse augmenter son rythme de production au-delà d'une certaine limite, probablement variable selon les individus. Le plaisir diminue, le désenchantement, ou l'ennui lui succèdent et la séparation menace.

Mais justement, parce que le rythme du cycle diffère selon les individus, il arrive souvent qu'un des membre du couple atteigne la phase d'ennui alors que l'autre est en plein attachement! La rupture est alors pour ce dernier une véritable douleur biologique de sevrage opiacé brutal. L'observation du comportement montre la ressemblance étroite de l'angoisse du drogué en "manque" avec celle de l'amant(e) abandonné(e). On assiste parfois presque exactement aux phases décrites dans la maladie de séparation du petit singe privé de sa mère: à une période d'agitation anxieuse, d'agressivité, de scènes, succèdent l'abbatement morne, la passivité, le repli sur soi.

Toutefois la réponse à la douleur de la séparation n'est pas la même chez tous. Certains repartent rapidement en quête d'une nouvelle "attirance", ou de nouveaux plaisirs, alcool, explorations diverses. La "fuite dans le travail" est, pour le psychologue, une conduite d'exploration exacerbée, et l'exploration n'est qu'une recherche d'autres sortes de "récompense"!

Liebowitz attache une grande importance à une région de tronc cérébral, le locus cœruleus, qui semble effectivement jouer un rôle essentiel dans les phénomènes de "sevrage" opiacé. C'est un petit noyau (à la limite de la visibilité à l'œil nu sur des coupes anatomiques) enfoui dans la formation réticulée de la protubérance annulaire (étage moyen du tronc cérébral). Les fibres de ses cellules se distribuent vers le haut du cerveau, jusqu'au cortex, chacune se divisant en des dizaines ou centaines de milliers de branches, si bien que le tout petit locus cœruleus innerve une masse énorme de cortex et une partie du diencéphale. Lorsqu'elles sont excitées, ces fibres déchargent de la noradrénaline (NA). Elles constituent ainsi la voie noradrénalinique supérieure dont le trajet diffère de celui de la voie noradrénalinique inférieure, lequel est en rapport avec le système de plaisir.

Le locus cœruleus intéresse beaucoup les neurophysiologistes: il pourrait bien être la "clé" du système de l'anxiété et de la souffrance, tout comme le septum serait celle du système du plaisir. Pour adopter ce point de vue, Liebowitz se fonde sur le fait que ce petit noyau est entouré de neurones producteurs d'endorphines, qui contrôlent son activité. À l'état normal, ils le maintiennent en rythme de fonctionnement ralenti. Mais, s'il est libéré de son frein, le locus cœruleus obéit à la loi de rebondissement: il entre dans une phase d'activation exacerbée. Or, on a découvert une étroite relation fonctionnelle entre cette voie adrénalinique supérieure et un ensemble de cellules qui déchargent de la "substance P'. Cette substance est un neuropeptide modulateur, comme les endorphines, mais d'action opposée à la leur. Les cellules à substance P forment un vaste courant de fibres et cellules qui s'étend du mésencéphale au lobe frontal, en passant par la portion interne du thalamus. C'est une sorte de pendant interne du courant plus latéral et inférieur représenté par le système de plaisir. L'activation du système à substance P pourrait être le substrat biologique de la douleur, physique et morale. L'hypothèse est à l'étude.

On peut donc admettre - provisoirement du moins - que l'anxiété douloureuse de la séparation correspond à l'activation du système à substance P, sous l'impulsion du locus cœruleus, libéré de son frein endorphine. La biologie peut ainsi, non seulement démonter les mécanismes du plaisir et du chagrin d'amour, mais aussi aider à comprendre les différences individuelles face à ces aléas de la vie.

Le fonctionnement de la noradrénaline dépend de l'équipement enzymatique des cellules nerveuses qui la fabriquent et de l'activité biologique des membranes neuronales où se situent ses récepteurs. Or ces phénomènes sont eux-mêmes sous la dépendence des programmes génétiques des neurones. Et si les programmes génétiques sont, pour l'espèce humaine, identiques dans leurs grandes lignes, ils gardent une marge de différence non négligeable d'un individu à l'autre.

Exemple: un des mécanismes régulateurs essentiels de la NA est constitué par les monoamine-oxydases (MAO) dont les taux de fabrication dépend aussi, en partie, des programmes génétiques. Les MAO sont un groupe d'enzymes capables de détruire les catécholamines, et même la PEA, au niveau des terminaisons nerveuses, contrôlant ainsi les stocks de vésicules prêtes à décharger dans ces terminaisons. Or, on trouve ces MAO également dans les plaquettes sanguines, et à un taux reflétant fidèlement la quantité présente dans le cerveau. On a donc un moyen facile d'évaluer le fonctionnement MAO d'un individu donné. Ce qui a permis de mettre en évidence une nette corrélation entre les doses d'enzymes un peu inférieures à la normale et un comportement de "flippeur": audace, recherche de sensations fortes (goût immodéré pour le rock), faiblesse des inhibitions sociales, goût de la provocation, etc. Le comportement amoureux est toujours le même: on multiplie les aventures sans vraiment tenir compte de la personnalité du (ou de la) partenaire, d'où les ruptures répétées dès que les yeux se décillent, avant que s'ébauche la moindre phase d'attachement. Les intéressés ont souvent besoin de "pimenter" leurs aventures en y mêlant des excitants supplémentaires, alcool, orgies...

Les sujets plus riches en MAO, contrôlant donc davantage leur fonctionnement NA, s'accrochent à ce qui a déclenché leur système de plasir, c'est-à-dire à la personne pour qui ils ressentent une attirance, et passent plus rapidement que les premiers au stade de l'attachement.

Autre observation: il s'agit cette fois de la différence, selon le sexe, du comportement face à une séparation. Les hommes arrivent plus facilement que les femmes à la période de tolérance (ou de désenchantement), mais supportent mieux une séparation voulue par l'autre.

Liebowitz pense que la "sagesse de l'espèce" a organisé le cerveau féminin (peut-être lors de la sexualisation du cerveau, qui s'opère au cours des dernières semaines de vie fœtale) en sorte que les femmes soient plus aptes au lien d'attachement que les hommes, car elles sont le premier recours pour les petits. Elles seraient donc "câblées" pour s'attacher tout particulièrement à leurs petits, mais aussi pour s'attacher au pêre... Ce discours peut sentir le souffre pour beaucoup aujourd'hui. Mais c'est un fait qu'on a mis en évidence des relations entre les hormones sexuelles et les endorphines au niveau des récepteurs sur les membranes des neurones cérébraux. On n'a pas encore éclairci la signification de ces interactions chez l'être humain, mais chez l'animal, on s'apperçoit qu'elles jouent un rôle dans les conduites sexuelles. Ce qu'on sait, c'est que chez la femme, les décharges hormonales qui suivent l'accouchement et accompagnent la lactation favorisent la fonction endorphine.

De manière générale, les endorphines se libèrent plus ou moins facilement, selon les individus. On sait que les placebos, ces pseudomédicaments utilisés pour distinguer l'efficacité chimique d'une drogue de son effet psychique, calment une même douleur chez certaines personnes et non chez d'autres. Or, seuls sont améliorés par les placebos les sujets qui déchargent des endorphines peu après la prise du "médicament". Pour certains donc, l'attente du soulagement (c'est-à-dire une activité fantasmatique) suffit à stimuler le système endorphines, alors que pour d'autres il n'en est rien. Cette différence semble bien correspondre à une différence de seuil biologique, car il en est de même chez l'animal avec l'acupuncture. Sous l'influence d'une douleur expérimentale précise, certains animaux sont soulagés et l'autres non; les premiers déchargeant des endorphines, non les seconds.

Ces différences biologiques sont-elles innées (génétiques) ou acquises (marquées dans la "mémoire cellulaire")? La question reste encore sans réponse. Liebowitz insiste sur le rôle de l'éducation. Les jeunes mâles sont, plus que les filles, poussés à rechercher leur satisfaction par leurs propre exploration; ils se sentent plus valorisés que les filles par leurs perfomances personnelles. Les filles, quant à elles, sont souvent formées à attendre le plaisir qu'on leur apporte, empêchées d'aller le chercher par elles-mêmes: on leur enseigne une réserve qui repose sur une non-valorisation de soi.

Lors d'une rupture, donc, le système de plaisir des hommes, qui a "appris" à fonctionner à partir de sensations nouvelles, les motives pour chercher ces sensations. De toute façon, le mécanisme de valorisation de soi est en bon état, et, privé du plaisir de l'autre, l'homme trouve plus facilement que la femme le plaisir à "se retrouver soi-même". Ainsi peut se trouver bloquée l'anxiété de séparation. Pour les femmes, le salut est dans la rencontre avec un autre partenaire qui leur rende le plaisir de l'attachement...

Cet exposé rapide des différences de comportement est un peu caricatural. Pourtant, il peut aider à comprendre les statistiques des psychiatres. Les dépressions consécutives à une rupture sont bien plus fréquentes chez les femmes. Par contre, les hommes souffrent plus souvent de dépressions quand ils perdent leur emploi. Bien des raisons peuvent expliquer ce phénomène... mais certains chercheurs pensent que la rupture professionnelle serait, comme la rupture amoureuse, une cause d'angoisse de séparation, c'est-à-dire de blocage du système endorphines. Dans le cas de la rupture de situation, la blessure porterait également au niveau de la valorisation de soi: l'homme ainsi atteint ne pourrait plus se réfugier dans le plaisir à "se retrouver soi-même".

Ces considérations biologiques ont amené Liebowitz et d'autres à ajouter un traitement médical au traitement psychologique des chagrins d'amour inconsolables - ou des dépressions suivants un licenciement. Ils proposent une médication qui ravive la fonction adrénaline, entraînant une véritable transformation de la manière d'être. Non seulement le chagrin s'efface, mais la personne modifie spontanément ses jugements, tourne ses aspirations vers des voies nouvelles (éveil de l'activité d'exploration), découvre, ou redécouvre la satisfaction de l'auto-valorisation.

Au terme de toute cela, on pourrait se demander comment un couple peut durer toute une vie... Liebowitz pense que c'est possible, lorsque le système de plaisir est de temps en temps "relancé" par des stimulations nouvelles. Il attache de l'importance aux disputes, après lesquelles on "repart à zéro", et même aux petites infidélités qui permettent de revaloriser l'attachement premier! Tout ce qui gêne l'épanouissement d'un amour ne fait que le renforcer: la lutte pour rejoindre l'être aimé entretient le rythme des décharges noradrénaliniques et les séparations répétées entraînent un rebondissement à chaque retrouvaille. Des plaisirs nouveaux partagé ensemble peuvent également modifier les conditions du lien biologique d'attachement, la variété introduisant une nouvelle excitation. À bien y regarder, le lien d'attachement risque de mourir d'immobilité: la médication en est l'inattendu, la fantasie, et parfois la difficulté!

UN CAS DE CHAGRIN D'AMOUR

Liebowitz raconte le cas d'une jeune femme mariée venue à l'hôpiral en pleine dépression. Son mari l'avait quittée pour une rivale qu'il prétendait même installer au domicile conjugal. Devant un tel outrage, l'attitude saine eût été un refus énergique! Mais la patiente était prête à tout accepter, pour ne pas perdre l'infidèle... Elle était en manque aigu d'endorphines et cherchait à retrouver le contact avec l'être aimé, contact qui était devenu sa seule raison de décharger des endorphines.

Les années précendant cette crise avaient été toutefois très difficiles pour cette personne qui était en psychothérapie depuis longtemps. Mais, voyant son état empirer, elle avait tout arrêté.

Liebowitz s'est contanté du traitement médical anti-dépresseur, visant à renforcer sa fonction noradrénalinique, usant d'une drogue qui agit à la manière de la PEA. Au bout de trois semaines, non seulement la dépression était vaincue, mais, sans psychothérapie, l'attitude de la femme s'est trouvée tout à fait transformée. Elle a déclaré à ses anciens psychothérapeutes stupéfaits: "Vous savez, cette histoire avec mon mari est ridicule. Je lui ai demandé fermement de choisir entre une vie de famille convenable et le divorce."

Le traitement anti-dépresseur n'a donc pas seulement effacé la maladie. Il a levé un obstacle à l'expression de la personnalité de cette patiente, laquelle a d'elle-même retrouvé son autonomie, tout en aimant encore son mari. En effet, le traitement chimique n'a pas "changé la personnalité", il l'a libérée d'une angoisse de rupture du lien d'attachement. Cela a permis à la patiente de retrouver les légitimes satisfactions d'estime de soi, donc un rythme normal de décharge endorphinique, qui l'ont guéri de son sevrage brutal.

Le traitement chimique des chagrins d'amour est ainsi un traitement de type anti-dépresseur (adapté à l'état biologique de la personne). Il vise à renforcer le pouvoir de la noradrénaline à ouvrir le clé du système de plaisir, si bien que de nombreuses incidences de la vie quotidienne entretiennent normalement des décharges régulières d'endorphines.

Dr Jacqueline RENAUD

Сайт управляется системой uCoz